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« Ce modèle économique est pérenne »
Comment les entreprises, dont la vocation est de créer de la richesse et de faire des profits, peuvent-elles adhérer à une hérésie telle que le logiciel libre, donc gratuit?
BERNARD LANG : Je ne pense pas que cela soit une hérésie pour les entreprises. Elles doivent reconnaître les réalités. Et tout particulièrement savoir identifier un produit vendable, par rapport à ce qui ne l'est pas. Un produit vendable se trouve dans une situation de rareté relative. Le logiciel est-il une ressource rare? En un certain sens oui, mais cette rareté s'entretient artificiellement par des mécanismes juridiques. Elle n'est pas naturelle. L'existence des logiciels libres le démontre et, plus généralement, ce qui se passe sur Internet. La création de logiciel réclame peu ou pas d'investissement, elle n'exige aucune infrastructure lourde. En cela, le logiciel se distingue d'autres produits immatériels tels que les ouvres cinématographiques. De plus, contrairement aux livres imprimés, les coûts de distribution du logiciel deviennent quasiment nuls grâce à Internet et aux CD-ROM. Cela veut dire que n'importe qui peut créer et diffuser du logiciel. Logiquement, une pareille situation doit entraîner l'apparition d'une pléthore de produits. C'est très exactement ce qui se passe avec le logiciel libre. Ces produits sont peut-être nombreux. Cela ne veut pas dire que l'on peut leur faire confiance. B. L. : Si, car non seulement cette ressource est abondante, mais en plus elle est de qualité. Pourquoi? Tout simplement parce que le monde du logiciel libre se développe selon le principe de la recherche scientifique. L'information y circule et est critiquée publiquement. On y retrouve les trois traits qui caractérisent la recherche : contrôle par les pairs, proposition de solutions alternatives, concurrence acharnée entre les équipes. On parle toujours de la libre concurrence comme facteur de l'amélioration des produits. La recherche scientifique repose aussi sur ce principe. Elle constitue un milieu extrêmement concurrentiel, où il faut non seulement trouver, mais encore publier avant les autres, ce qui constitue l'équivalent du «time to market» bien connu dans le monde industriel. Cette concurrence forcenée crée pour les logiciels libres une exigence de qualité supérieure à celle qui pèse sur les logiciels commerciaux. Par exemple, lorsqu'on a implanté les threads dans le noyau de Linux, il y a eu une douzaine d'équipes concurrentes qui se sont mises au travail. A la fin, la communauté Linux a gardé la meilleure solution. La concurrence n'existe pas à un niveau aussi fin dans l'univers commercial. Du reste, cette qualité se constate. En 1997, votre confrère Infoworld a élu Linux «OS réseau de l'année». Les développeurs bénévoles finiront par se lasser, et tout ceci n'aura été qu'un feu de paille. B. L. : L'histoire du feu de paille, je l'ai déjà entendue il y a quatre ans, à propos d'Internet. Apparemment, il est toujours là! Les gens ont du plaisir à créer, et ils ont du plaisir à être reconnus. Dans bien des cas, c'est une motivation suffisante. Pourquoi Beethoven a-t-il écrit des symphonies? Pour l'argent? Bien sûr que non. Le plaisir d'être reconnu constitue peut-être une motivation suffisante pour créer du logiciel. Mais pour le maintenir? Qui va assurer la pérennité des produits? B. L : Si la pérennité d'un produit est importante pour une personne, il y a de fortes chances pour que cela soit important pour d'autres, quelque part sur la planète. Ceux qui y sont intéressés pourront toujours financer la maintenance d'un produit, en en mutualisant les coûts. Internet sert précisément d'instrument à de tels regroupements d'intérêts. Et au cas très improbable où vous seriez seul, l'argument ultime de la pérennité des logiciels libres, c'est que le code source est disponible. Ce sont les logiciels commerciaux qui posent un problème de pérennité. En effet, de deux choses l'une : soit l'éditeur est faible et il peut disparaître du jour au lendemain, soit il est fort et il peut imposer ce qu'il veut. Supposons que le logiciel libre se généralise. Quelle activité économique restera-t-il aux entreprises du secteur informatique? B. L. : Le logiciel libre va créer un énorme volume d'affaires dans le domaine du service. Les utilisateurs devront toujours acheter du conseil en architecture, de l'intégration, des modifications à façon, et bien entendu de la maintenance. L'idée du logiciel libre vient des Etats-Unis, patrie de la libre entreprise, et ses partisans sont aussi désireux de gagner de l'argent! Il se trouve simplement, à rebours d'une idée toute faite, que les produits logiciels ont de moins en moins d'avenir économique. Celui-ci appartient aux VAR, aux intégrateurs, aux sociétés de conseil et de services. Le logiciel libre est certainement contraire aux intérêts des monopoles, mais il est favorable au développement d'une industrie informatique locale. © Le Monde Informatique - 30/10/1998 |
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