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Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres

French speaking Libre Software Users' Association

Promouvoir les logiciels libres ainsi que l'utilisation de standards ouverts.

Les œuvres orphelines au CSPLA

Pour la période 2007-2008, le CSPLA a réuni une commission sur les œuvres orphelines à laquelle nous avons contribué activement. Les interactions entre cette question et les modèles libres ou ouverts d'exploitation des œuvres sont loin d'être anodines, comme cela est montré dans une annexe du rapport final, rédigée par Bernard Lang.
Le contexte
Les œuvres orphelines sont des œuvres dont les titulaires des droits (qui ne sont pas forcément les auteurs) ne peuvent être joints, faute de pouvoir les identifier ou les localiser. Cette situation, due au fait que le droit d'auteur est automatique et ne souffre pas d'obligation de dépôt ou de notification, se développe de plus en plus en raison de deux facteurs : l'allongement sans fin de la durée des droits et l'incurie des auteurs ou des diffuseurs qui, avec le développement de l'Internet, ne sont pas nécessairement des professionnels. En particulier, le succès croissant des œuvres libres ou en accès ouvert, sans que cela soit toujours explicité par une licence, s'accompagne d'une moindre motivation pour leurs auteurs à rester accessibles, et l'on peut donc penser que ces œuvres sont celles qui risquent le plus de tomber à terme dans l'orphelinat. Enfin cela concerne notamment toutes les œuvres susceptibles d'être numérisées pour lesquelles leurs ayants-droit aujourd'hui injoignables ne pouvaient prévoir de mode d'exploitation numérique, selon un modèle ou un autre, faute de pouvoir prédire l'avenir. Bien entendu, une œuvre ne peut ou pourrait être considérée comme orpheline que si l'on a fait des recherches "appropriées" pour en retrouver les titulaires de droits, ce qui peut être fort difficile si personne n'est tenu de gérer l'information utile.

Sans législation appropriée, cette situation revient à geler les œuvres, car tout exploitant risque des poursuites en contrefaçon, civiles et pénales, si le titulaire des droits réapparaît. « Ce gel est au détriment de tous les acteurs, de l'auteur dont l'œuvre reste lettre morte, du public qui est privé d'une partie du patrimoine, et des autres créateurs qui auraient pu vouloir utiliser cette œuvre, » sans oublier les autres titulaires de droits sur cette œuvre, lésés dans leurs revenus et dans la notoriété de leur contribution.

Le problème est d'actualité alors que l'Internet permet de mieux exploiter l'ensemble du patrimoine, et que l'Europe a choisi dans le programme de Lisbonne de le valoriser numériquement. Les projets de bibliothèques numériques européennes se déclinent évidemment dans chaque pays de l'Union. C'est pour répondre en France à ce besoin que, depuis octobre 2007, le CSPLA a réuni une commission sur les œuvres orphelines. qui a rendu son rapport final et son avis le 10 avril 2008.

L'OPA hostile des sociétés de gestion collective

La question a en fait déjà été abordée par les professionnels des industries culturelles notamment en ce qui concerne l'écrit et l'image fixe (dont en particulier la photo). La Commission pour la Relance de la Politique Culturelle a publié en février 2007 un livre blanc qui traite cette question (pages 70 à 74) et un groupe de travail du CFC l'aborde également dans une note d'étape d'octobre 2007. Le rapport du CSPLA et l'avis qui en résume les conclusions entérinent essentiellement les conclusions de ces documents, et recommandent que le problème de la gestion des œuvres orphelines soit résolu en en confiant légalement la tutelle à des sociétés de gestion collective (comme par exemple la SACEM ou le CFP) par l'établissement d'un régime de gestion collective obligatoire des œuvres orphelines.

Ce qui est bien sûr sous-entendu est que ces sociétés de gestion collective auront pour rôle de gérer les œuvres de façon traditionnelle, en imposant le versement d'une rémunération comme pour les œuvres qui leur sont usuellement confiées par leurs ayants droit, même s'il est très probable que les ayants droit ne réapparaîtront jamais pour demander cette rémunération, d'autant plus probable que des recherches préalables sont requises. Cela n'inquiète nullement les professionnels qui sont déjà organisés pour gérer les "irrépartissables", les rémunérations destinées à des ayants droit qui leur ont explicitement confié la gestion de leur droits et qu'ils ne savent plus comment joindre. On peut cependant se demander s'il est bien nécessaire d'en rajouter, au détriment du public, alors même que l'allongement de la durée des droits, également au détriment du domaine public, est l'une des causes premières de l'existence de ces œuvres orphelines. Et pour assurer cette ressource indue, ces sociétés auraient de plus la possibilité de poursuivre en contrefaçon les usagers ou exploitants qui ne se plieraient pas à cette nouvelle règle.

Bien entendu, cette idée émane principalement des sociétés de gestions concernées : on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Ce qui est plus surprenant, c'est que cette idée est défendue par la Bibliothèque Nationale, justement en charge de l'effort français de bibliothèque numérique et qui serait donc obligée de verser une rémunération pour toutes les œuvres orphelines qu'elle exploiterait. Il faut croire que le budget de la Bibliothèque Nationale est bien trop élevé pour ses besoins, puisqu'elle estime devoir jouer le rôle de "pompe à fric" de l'argent public vers des poches privées. On peut imaginer que les bibliothèques universitaires, malheureusement très pauvres, auraient un meilleur usage de ces budgets : elles ne soutiennent pas ce projet. En fait, les principaux bénéficiaires en seraient les éditeurs traditionnels, dont le récent rapport Patino vise à étendre à la fois les revenus et le pouvoir, notamment au détriment des auteurs, alors que l'on peut légitimement se poser la question de leur contribution au développement culturel dans le monde numérique.

Ce petit supplément de revenus n'est bien sûr pas la seule motivation de cette proposition. La première motivation avancée n'est pas tant de protéger les intérêts des titulaires introuvables (dont chacun sent bien qu'ils ont peu de chances d'être jamais retrouvés), mais d'éviter un usage gratuit des œuvres qui serait censé faire concurrence aux œuvres payantes des bons titulaires qui gèrent honnêtement leur patrimoine. Comme quoi les auteurs auraient une telle estime de leur propre travail qu'ils considèrent qu'il peut être facilement remplacé par les œuvres de ces titulaires introuvables. En fait cela reste à démontrer, et on peut plus raisonnablement soupçonner que, outre le revenu toujours bon à prendre, ceci est surtout une manifestation de l'idéologie dominante, héritée de l'économie matérielle du dix-neuvième siècle, qui considère que la gratuité est nécessairement un vol, sans être pour autant capable de le caractériser, et pour cause.

Les retards du droit sur la technique et les pratiques
De fait, avec la numérisation et l'Internet, on voit se développer des modèles d'exploitation fondés sur la gratuité qui, selon les circonstances, peuvent se révéler économiquement plus viables et efficaces que l'application à l'économie immatérielle des modèles payants du monde matériel. Les deux meilleurs exemples à ce jour en sont les logiciels libres et les archives ouvertes pour la littérature scientifique. Et ce n'est pas sans avoir un impact sur la question des œuvres orphelines. Ces modèles d'exploitation peuvent avoir des motivations idéologiques, qui ne sont pas pour autant à mépriser, dont l'auteur n'a de toutes façons pas à rendre compte quand il exerce son droit exclusif sur son œuvre. Plus souvent, ou concurremment, ces modèles d'exploitation ont des motivations économiques variées qui ont été analysées par divers auteurs et sont l'objet d'un intérêt croissant des acteurs de terrain et des responsables politiques. Le CSPLA s'est d'ailleurs lui-même intéressé à cette question, en 2007-2008, dans le cadre d'une commission spécialisée sur "La mise à disposition ouverte des œuvres de l'esprit".

Le cœur du problème réside dans un dilemme irréductible lié à la nécessité de respecter la volonté des titulaires introuvables qui ont sur l'œuvre un droit exclusif. Tout choix, d'exploitation ou de non-exploitation de l'œuvre, quelles qu'en soient les modalités et notamment le caractère payant ou gratuit vis-à-vis du public ou des titulaires, peut être, ou ne pas être, conforme à ce que souhaitent les titulaires. Toute législation tendant à résoudre ce dilemme est nécessairement une atteinte au droit d'auteur tel qu'il existait antérieurement, mais ceci est une tautologie qui est vraie de quasiment toute législation. Bien sûr, nul n'est obligé d'exploiter une œuvre et il est donc toujours loisible de ne rien faire. Mais est-il dans l'intérêt des créateurs ou du public de voir ainsi des œuvres tomber dans l'oubli ? C'est tout le problème des œuvres orphelines. Le droit d'auteur étant très fortement protégé par les législations existantes sur la contrefaçon, les législations sur les œuvres orphelines ont pour objet de réduire le risque légal dans le cas de l'orphelinat sans pour autant favoriser les abus.

Il faut garder à l'esprit que pour des raisons historiques et techniques tout à fait compréhensibles à l'origine, mais de moins en moins justifiées - voire contre-productives pour tous, auteurs compris - dans le contexte de l'Internet, les traités internationaux stipulent que le droit d'auteur existe du simple fait de la création et ne saurait être soumis à des formalités. En clair, les auteurs n'ont pas à faire connaître leur volonté. Même en admettant cela, on peut s'étonner que personne ne semble se soucier de la mise en place d'une procédure simple et juridiquement fiable qui permette à un auteur (ou à un autre titulaire de droits qui le souhaiterait) de faire connaître et respecter sa volonté concernant le devenir de l'œuvre. Les discussions encore en cours, au moins chez les juristes, pour déterminer le degré de validité des licences libres en sont incontestablement témoin. L'AFUL et l'ADULLACT avaient d'ailleurs fait des propositions en ce sens à l'occasion du débat sur la loi DADVSI, qui ont été bien entendu ignorées, alors même qu'elles ne faisaient que reprendre des propositions sur l'usage des métadonnées évoquées dans nombre de rapports nationaux et internationaux sur cette question.

Une réponse conforme aux traités internationaux et à l'intérêt des auteurs
De fait, il y a clairement un consensus pour établir des législations nationales et internationales permettant l'exploitation des œuvres orphelines dans des conditions qui limitent les risques juridiques. Toute la discussion est dans les modalités, compte tenu de l'absence quasi systématique d'information sur la volonté des auteurs. Pour les raisons évoquées plus haut, souvent sans rapport avec la protection des droits des titulaires introuvables, nombre d'acteurs, notamment professionnels, souhaitent que l'exploitation des œuvres orphelines soit nécessairement gérée commercialement, selon des modalités qui varient selon les pays. Mais il n'y a aucune raison de penser que cela est toujours conforme à la volonté ou au simple intérêt des titulaires introuvables. Imposer systématiquement des conditions commerciales - en clair, le paiement de royalties à une organisation désignée - peut par exemple réduire l'usage de l'œuvre et le bénéfice en notoriété de l'auteur. Il s'ensuit donc que s'il est clair qu'il faut préserver les droits à rémunération des titulaires introuvables, en cas de réapparition, on ne saurait autrement préjuger de leur volonté surtout en imposant des modalités de paiement a priori qui limitent les usages des œuvres orphelines alors que l'objectif même de la législation est précisément inverse.

Qui plus est, cela est contraire à une autre stipulation majeure des traités internationaux, connue sous le nom de "test en trois étapes", qui précise que nulle législation ne doit porter atteinte aux intérêts légitimes de l'auteur ou à l'exploitation normale de l'œuvre. Il est manifeste que les changements induits par le développement de l'Internet et de la numérisation donnent une portée nouvelle à cette règle destinée à protéger les intérêts des titulaires de droits, quelle que soit la façon dont ils souhaitent les exercer, que ce soit selon des modalités propriétaires, en accès ouvert ou sous licence libre. Toute législation destinée à permettre l'exploitation des œuvres orphelines doit préserver la possibilité aux titulaires des droits de les exercer au moins a posteriori, dans des conditions raisonnables, en n'empêchant aucune des formes possibles d'exploitation tant que les titulaires sont introuvables. Cette analyse, sous une forme plus précise et détaillée, est l'objet de l'annexe au rapport du CSPLA rédigée par Bernard Lang, annexe qui se conclut par une liste de recommendations pour une réponse conforme aux traités internationaux, compte tenu des pratiques économiques actuelles, et compatible avec la Déclaration conjointe IFLA/IPA sur les œuvres orphelines de juin 2007. Il est intéressant de noter que, de toutes les législations proposées ou déjà en vigueur, seule l'actuelle proposition américaine, l'Orphan Works Act of 2008, est conforme à cette exigence. Cependant, les législations déjà en vigueur - au Canada et au Japon - datent d'une époque antérieure à l'internet et à la numérisation des œuvres.